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Entretien

7 avril 2021

Afin d'alimenter la réflexion sur les questions de territorialisation en santé, LISA conduit des entretiens avec un certain nombre de personnalités. Sixième de cette série : Thomas Rapp.

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Thomas RAPP

Thomas Rapp est maître de conférences (HDR) en Sciences économiques à l’Université de Paris, spécialisé en économie de la santé, économie du vieillissement et en évaluation des politiques publiques. Il est éditeur associé de la revue scientifique Value in Health. Il a également travaillé en tant qu’économiste de la santé à l’OCDE de 2017 à 2019, et été Harkness fellow à Harvard de 2015 à 2016.

Comment analysez-vous l’évolution de l’autonomie des collectivités locales et la “posture jacobine” de l’Etat en matière de soutien à l’autonomie pendant la crise sanitaire ?

Je pense que la crise sanitaire a révélé trois choses. Tout d’abord, elle a montré qu’il est plus que jamais nécessaire de mettre en œuvre une prise en charge de la perte d’autonomie beaucoup plus proche des personnes, beaucoup plus centrée sur leurs intérêts et leurs attentes. Elle a souligné le besoin d’explorer de nouvelles stratégies. Par exemple, on pourrait imaginer de confier un rôle plus important aux municipalités, notamment pour la gestion des aides au domicile. C’est l’approche développée dans les pays comme la Suède, la Norvège, le Danemark ou les Pays-Bas, où elles jouent un rôle clé dans la prise en charge de la perte d’autonomie. Mais cela doit s’accompagner d’un renforcement des moyens humains et financiers qui leurs sont donnés.

Ensuite, la crise a révélé la nécessité de mieux intégrer et coordonner la prise en charge des personnes en situation de perte d’autonomie. Elle a montré l’isolement encore très marqué des EHPADs dans le système de soin, et le manque de communication entre les EHPADs et les hôpitaux, problème connu depuis des années. Des solutions existent, mais elles tardent à se mettre en œuvre. Le déploiement de la télémédecine, de systèmes de partage d’information, ou d’équipes gériatriques mobiles, devrait permettre de désenclaver les EHPADs, et de réduire l’isolement des personnes et des professionnels du secteur, qui doivent bien souvent gérer seuls des situations complexes.

Enfin, la crise de la COVID a révélé la nécessité pour nos EHPADs de se tourner vers la ville. Il faut changer de modèle et mieux intégrer les EHPADs dans la société, en en faisant des lieux de vie, et de passage. Il faut quitter le « tout sanitaire » et évoluer vers une prise en charge plus « sociale ». C’est cette mutation du système que nos collègues anglo-saxons décrivent comme le passage du « cure » au « care ».

Une spécificité du système de santé français est la pluralité d’agences, de hauts conseils, de hautes autorités. Pensez-vous qu’il y a trop d’organismes de ce type, ou bien que cette pluralité est nécessaire ?

La pluralité d’acteurs est intéressante si elle favorise le débat et permet d’aboutir sur des stratégies claires. Mais aujourd’hui, il y a indéniablement des difficultés inhérentes à la superposition d’organismes qui ne communiquent pas toujours entre eux et dont les actions ne sont pas toujours coordonnées. En particulier, il est urgent de sortir d’un système dans lequel la dépendance est financée en silos. Actuellement, le volet sanitaire est financé par l’assurance maladie, alors que le volet médico-social est financé par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie et les conseils départementaux. Ce n’est pas efficace. Il y a urgence à avoir un financement unifié de la perte d’autonomie, avec un financeur unique du cinquième risque, qui apporterait une réponse intégrée.

L’un des pays de l’OCDE qui a opté pour cette stratégie est la Hollande, où un système d’assurance dépendance publique obligatoire centralise le financement de la dépendance. L’allocation du financement pour les soins en résidence et à domicile est administrée au niveau de chaque région par des assureurs, qui agissent sous le contrôle permanent des autorités. Les aides domestiques sont gérées au niveau des municipalités, qui reçoivent également une partie du financement. Cette organisation décentralisée permet une plus grande souplesse de la gestion des cas et permet de répondre à la grande hétérogénéité de besoins des personnes.

Notre système actuel à plusieurs financeurs, qui ne communiquent pas forcément entre eux et ont des approches de la prise en charge de la perte d’autonomie parfois différentes, ne me paraît pas efficace sur le terrain. Ce système ne facilite pas l’intégration et la coordination des soins. Ce constat est d’ailleurs très largement partagé par les acteurs du secteur.

Je pense que le changement de modèle viendra des acteurs du terrain plus que d’une stratégie pensée au niveau d’une agence étatique. C’est ce qui s’est passé chez nos voisins européens, où des professionnels ont proposé des modèles innovants et ont apporté la preuve de leur succès par des expérimentations. Je pense en particulier au modèle « Buurtzorg » implémenté aux Pays-Bas, qui a révolutionné la prise en charge de la perte d’autonomie, en proposant une approche « globale » orientée sur l’autonomisation. En France, les dispositifs « Article 51 » [1] permettent d’expérimenter de nouveaux modèles, avec un partage d’honoraires entre différents acteurs issus des secteurs sanitaire et médicosocial, en fonction du temps passé auprès de la personne.

Que pensez-vous du report des débats sur la loi Grand âge et autonomie ? Pensez-vous que l’exécutif devrait les remettre au cœur de ses préoccupations ?

Le grand risque aujourd’hui est que cette loi soit reportée ou qu’elle débouche sur une réforme a minima. On a besoin d’une grande réforme ambitieuse autour de plusieurs axes stratégiques : (1) renforcer l’offre de soins en rendant les métiers plus attractifs, (2) améliorer la détection de la fragilité et la prise en charge précoce de la perte d’autonomie, (3) « désinstitutionaliser » la prise en charge et renforcer le volet médicosocial, (4) développer une prise en charge centrée sur les intérêts des personnes et l’autonomisation. Cette stratégie est nécessaire pour la mise en œuvre d’une politique du « bien-vieillir ».

Nous sommes très en retard par rapport aux autres pays de l’OCDE : les Pays-Bas, la Norvège, l’Allemagne et le Canada ont déjà réformé leur système. Même le système américain, qui n’est pourtant pas une référence en termes de protection sociale, mène depuis 2011 une politique très volontariste pour inciter les États à « désinstitutionaliser » la prise en charge de la perte d’autonomie, en accroissant le financement du programme Medicaid pour les soins au domicile.

Je pense que cette politique du « bien-vieillir » ne pourra pas se faire sans un investissement massif dans la force de travail du secteur. Pour rappel, l’OCDE montre que l’offre de soins de longue durée est en France deux fois moins importante que celle observée en moyenne dans les pays de l’OCDE, et 5 fois inférieure à celle de pays comme la Norvège. Les solutions apportées par le « Ségur de la santé » sont intéressantes, notamment en termes de revalorisation salariale, mais elles sont encore très insuffisantes pour combler ce retard. Il faut investir massivement dans le secteur, pour améliorer les conditions de travail, créer de nouveaux métiers, améliorer la formation, etc. Plusieurs solutions concrètes peuvent être mises en œuvre. Nous les avons récemment détaillées dans un rapport publié avec l’OCDE[2]. L’apport des nouvelles technologies sera également déterminant. Notre filière silver économie est très dynamique, et on peut souhaiter l’émergence d’une « silvertech », comme on l’a par exemple observé pour l’économie circulaire.

Les assurances peuvent-elles par exemple être un bon complément à l’intervention de la puissance publique dans le champ de l’autonomie ?

Sur le papier oui, car il faut indéniablement trouver des sources de financement privées de la dépendance. Mais concrètement, l’OCDE estime qu’en France, l’assurance dépendance volontaire finance moins d’1% des dépenses totales de dépendance. Cela ne représente donc rien du tout. Pourquoi ? Parce que les contrats d’assurance dépendance ne sont pas assez attractifs pour les personnes. Ils sont parfois trop complexes, et peuvent manquer de transparence. En outre, comme cette assurance est par nature volontaire, elle repose sur la capacité des personnes à s’assurer. Or aujourd’hui, on sait que la plupart des personnes sous-estiment leur risque de perte d’autonomie et que la préparation de la dépendance n’est pas une priorité dans la gestion du budget des ménages. Les ménages manquent parfois de connaissances sur ces questions et peuvent faire face à des biais de comportements dans leurs décisions. Si l’on prend l’exemple de l’Allocation personnalisée d’autonomie, qui est une aide publique, de nombreuses personnes éligibles ne souscrivent pas par peur de la stigmatisation, ou des démarches administratives complexes. Parfois, les individus ne sont même pas au courant de l’existence de cette aide.

Il faut donc mieux communiquer sur les enjeux de la dépendance auprès des ménages, et développer des solutions complémentaires à l’assurance dépendance volontaire. Je pense à des outils comme le prêt viager hypothécaire qui peuvent apporter des solutions de financement privé, même s’ils s’adressent surtout aux ménages les plus riches : une personne qui a du patrimoine immobilier peut disposer du capital, indexé sur la valeur de sa résidence principale.

Les travaux de l’OCDE montrent qu’aujourd’hui le système actuel est très peu généreux pour les soins à domicile quand la perte d’autonomie est faible. Il faut accroître la générosité des aides publiques pour les personnes les moins favorisées, dont on sait qu’elles ont plus de risques de perdre leur autonomie. Par exemple, on pourrait imaginer de rendre éligible à l’APA les GIR5 sous conditions de ressources financières, pour améliorer la prise en charge au domicile de la fragilité chez les ménages les moins aisés. Ces enjeux sont d’autant plus importants qu’il existe des inégalités économiques et sociales très marquées en matière de perte d’autonomie.

A votre avis, qui doit prendre en charge la prévention ? Et quelle est l’efficacité de celle-ci aujourd’hui ?

La prévention peut être très efficace. L’étude des grandes cohortes européennes montre qu’il n’y a pas de fatalité dans la perte d’autonomie, que certaines personnes âgées fragiles peuvent redevenir robustes avec une prise en charge adaptée.

La prévention passe par une détection précoce de la fragilité chez nos aînés. Aujourd’hui plusieurs outils sont utilisés pour détecter la fragilité et sont portés par différents acteurs. Par exemple, la CNAV a mis en en place une grille de détection efficace de la fragilité, la grille « Fragire ». Autre exemple, le projet ICOPE à Toulouse, où la détection des fragilités des personnes âgées se fait de manière systématique grâce aux infirmiers à domicile. Des start-ups développent également des « auto-questionnaires » qui permettent de détecter les risques de fragilité à l’aide d’applications mobiles. Ces solutions peuvent être étendues à une population très large. Mais leur efficacité dépend de notre capacité à partager ces données entre professionnels. Pour que la prévention soit efficace, il faut mettre en place un système qui centralise toutes ces informations et favorise leur partage tout en garantissant leur sécurité. Une nouvelle fois, on peut s’inspirer de l’expérience des pays nordiques et les Pays-Bas, qui sont très en avance sur ces questions. Ces pays ont misé sur une stratégie de collecte très large de données, et sur le déploiement de systèmes nationaux de partage d’information. En France, le Health Data Hub devrait jouer ce rôle.

Propos recueillis par Manon Bergeron et Julie Jolivet, le 5 mars 2021.

 

[1] Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2018, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0269_projet-loi

[2] Who Cares? Attracting and Retaining Care Workers for the Elderly. OECD publishing Paris. https://www.oecd.org/fr/publications/who-cares-attracting-and-retaining-elderly-care-workers-92c0ef68-en.htm

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